Rembrandt ou la peinture sur le motif

nouvelle imaginée pour un concours sur le thème « rien ne sera plus comme avant »

Au milieu de la table de bistrot, une plaque de marbre rectangulaire, là dans sa cuisine, une table chinée dans une brocante, là-bas sous le métro aérien, elle pose une bouteille de bière et je la vois distribuer à chacun un verre, de grands verres à eau qui feront bien l’affaire. Chacun s’assoit sur un tabouret pliable, déplié pour l’occasion mais toujours aussi étroit. L’idéal est que, vu leur largeur, on peut en aligner quatre, une rangée de chaque côté de la table, et on tient à huit, les épaules se heurtant et les genoux recroquevillés, dans la mini-cuisine de Josiane. Les verres remplis, on trinque, on boit, on rit et chacun parle de ses débuts dans le métier, de ses ratés, de ses rendez-vous manqués et de la raison fondamentale de son devenir d’artiste plasticien. Quand arrive mon tour, je parle de Cézanne, de Monet, de Van Gogh, ces peintres pour qui, un paysage, c’est un tableau. Je cite aussi Manet, Corot, Marquet… alors même que je voudrais parler de Rembrandt. Or, on me rirait au nez. Rembrandt n’a jamais peint de paysages.

Le Bœuf écorché, je n’avais pas vraiment pu le contempler. Au Louvre, une horde de japonais le photographiait. Je n’ai pas pu l’apercevoir, sinon à la dérobée, et dans ce coup d’œil furtif, je n’ai vu qu’elle, cette femme qui passe la tête pour voir ce qui est défendu. Ce tableau que je n’ai pas vu, cette peinture dont l’opacité de la foule m’a privée, un rêve m’y a conduite, et cela non plus, je ne peux pas le raconter. Or ce rêve, je l’ai bien fait, et au réveil, tout a chaviré.

Oui, j’ai rêvé que j’étais cette femme que l’on aperçoit sur la droite. Son regard est devenu le mien, et ses pas m’ont conduite vers le modèle, là dans l’atelier de Rembrandt. Autour de la carcasse, des panneaux de bois recouverts par des masses de jaune, de rouge, de brun, de vert, d’orange et de bleu, une pâte épaisse et des coups de brosse violents. La peinture avait un corps, un corps qui s’exposait. Etrange phénomène que cette disparition de la figure, disparition qui laissait place à la matière picturale dans toute son audace et sa folie. Il y avait des tâches au sol. Oui, la peinture avait coulé et les chevalets en témoignaient. Leurs échasses baignaient dans une flaque verdâtre et des traces de pas s’en échappaient. Elles parcouraient un chemin jusqu’à l’arrière de l’atelier où, dans la pénombre, elles disparaissaient. Je me souviens de ces couleurs jetées, de cette pâte malodorante et de cette violence de touche. Du volume aussi, oui, j’avais envie de saisir les panneaux et les toiles par la peinture qui y était déposée, les saisir à pleine main et ainsi les contempler. Il semblait y avoir une peau crevassée, un animal pendu et un ciel crépusculaire. Mais il n’y avait pas de trait, que des contours flous : un chromatisme à l’œuvre qui semblait à dessein se méfier de tout dessin. On ne comprenait pas trop ce qui était représenté. C’était confus. Les formes étaient irrégulières, les couleurs, indistinctement orchestrées dans une facture désordonnée, presqu’informelle.

Soudain, j’entendis Rembrandt me chuchoter à l’oreille : « Ne t’approche pas trop. L’odeur de la peinture pourrait te faire du mal ». Sa voix était douce et comme bienveillante, presque conseillère et comme suppliante, emprise de ce ton qui met en confiance, bien plus qu’il n’effraie ou ne rabaisse. Oui Rembrandt me parlait, Rembrandt, ce peintre hollandais qui remplaça le pinceau par le couteau à palette, ou par la truelle comme diront les mauvaises langues.

Alors j’ai reculé. Doucement, et tout en continuant à les contempler, je me suis éloignée des chevalets. Tout doucement, j’ai pris de la distance et ma vision s’est transformée. Peu à peu, j’eus l’impression d’un soleil levant, d’un bœuf écorché et d’un homme à la peau ridée. La juste distance dévoilait des formes à mon regard : rien n’était plus comme avant.

Quel contraste avec mes dessins, mes dessins sur papier qu’on trouve en supermarché ou aux papèteries presse situées en gare le plus souvent, RER ou grandes lignes sans distinction. Des formes régulières que les enfants peuvent colorier, le mercredi après-midi devant la télé, ou le temps d’un trajet, en train par exemple. Il y a des pommes, des chats, des sceaux, des arbres, des râteaux, des brouettes, des soleils, des maisons, des oiseaux : tant de formes simples et évidentes juste à colorier.

Je me souviens qu’un jour, j’avais environ dix ans, je me suis mise à peindre des montagnes. Si on sait où les enfants piochent leurs idées, on ne sait pas toujours pourquoi certaines leur plaisent plus que d’autres. En feuilletant des albums de Martine donc, Martine à la montagne, j’avais vu des sommets pointus, des ciels clairs et légèrement bleutés, des forêts verdoyantes et des rochers argentés. J’ai aimé cette neige et ces nuages. Leur blancheur illuminait le paysage, blancheur qui reflétait aussi les rayons du soleil. Oui, je m’en souviens, il y avait bien ces reflets sur le papier glacé. J’ai sorti une feuille Canson et je me suis mise à peindre les montagnes d’abord, puis cette forêt qui les recouvrait. Dans mon élan de coloriste, j’ai oublié de tracer la route qui devait mener au sommet, ce ruban gris que je voulais faire serpenter d’un bout à l’autre des deux versants. A la place, j’ai peinturluré avec des bleus et des verts, parfois clairs, parfois foncés, en dandinant mon pinceau sur le papier, l’agitant par touches ou lui faisant éclabousser les étendues. Parfois, je le laissais appuyer plus longtemps et des tâches opaques venaient sculpter mon bois d’altitude. Quand ma sœur est entrée dans notre chambre, elle a dit : « ça va mettre du temps à sécher ». Elle rangeait ses livres de cours dans les tiroirs de son bureau, là-bas, de l’autre côté de la chambre, et l’illusion n’a que trop bien fonctionné. Elle s’est exclamée : « D’ici, on dirait des montagnes. »

Mais je m’égare, revenons à mon rêve, ce rêve dont le souvenir ne me quitte pas. Il s’accroche à moi, même quand j’essaie de penser à autre chose. Ma mémoire le maintient là, au milieu de mon jardin intérieur, ce jardin que l’écho des vagues et le sifflement du vent cultivent, sans savoir pour autant en définir les contours, ce jardin que je vois et cette voix que j’entends encore, cette main qui tapote sur mon épaule, Rembrandt qui revient et me souffle ces mots : « la bonne distance… recule et tu verras ce qu’il y a à voir. »

Cette vision onirique, elle ne s’évanouit jamais, contrairement à tous ces autres rêves qui baignent dans mes désirs inconscients. C’est pourquoi je l’ai enfermée dans une boîte de mots pour être sûre de la conserver, et cet écrit, ces pages, sont la médiation vers un travail différent.

Oui, en effet, depuis ce rêve extraordinaire, je pars peindre sur le motif. Cette amulette au creux de ma main ou ces lignes à l’esprit, je croque les paysages dans des verts en cascade, de l’ocre en ondulations, des bleus en camaïeux, du rouge-rose en touches fines et des blancs en éclaircies. Je saisis la nature sur ma toile telle qu’elle est entrée dans mes yeux, avec le vent dans les feuillages, les variations atmosphériques et les reflets de l’eau.